Expedition niger

 

245 CDR 22 Guy

 

245 MA, opérateur Adamou … ne répond plus.

  

    18 juin 2000, ROISSY, me voilà dans la file d’embarquement, un peu inquiet pour mon excédant de poids de bagages avec tout l’équipement radio : un IC 706, une boîte d’accord manuelle, une alimentation, un socle magnétique, 50 mètres de fil et 30 mètres de twin-lead ainsi que du coaxial pour confectionner des antennes filaires, tous les câbles, raccords, fer à souder et petit matériel de maintenance ; et puis j’ai ce tube de PVC bouché aux extrémités qui me sert à transporter mes cinq antennes verticales pour émettre sur les bandes amateurs (celle du 10 m se réglant aussi pour le 11 m). Tout ce matériel électronique et ce tube intriguent les préposés à la sécurité. Mais après explications, ne s’agissant pas de mécanisme de mise à feu à retardement de bombe, c’est OK.

   

    Je connais d’autres pays africains mais le Niger m’est inconnu. Bon présage : je suis bien accueilli à l’arrivée et tandis que mes bagages sont portés dans la maison où j’habiterai, c’est en joyeuse compagnie et avec bon vin et champagne que je suis accueilli à Niamey. Dès le lendemain matin, me voilà en train de scruter ma concession pour étudier comment je peux mettre une antenne filaire discrète. Avec le boy-gardien, nous voilà dans les manguiers à tirer 50 mètres de ce qui sera mon antenne long fil. Cet aérien a la particularité de rayonner à peu près dans l’axe du fil. Il faudrait donc que ma station soit au sud et que l’aérien s’étire tout droit vers le Nord, c’est à dire vers la France… En fait il se tortille comme un ver de terre qui voudrait échapper à la bêche du jardinier. Le rendement en direction de la France ne va pas être fameux ! Mais il est 8 heures et je file au travail. Il n’est pas encore midi que je reviens vite à la concession. Prudent je met 5 watts, je fais l’accord, j’écoute, je reçois bien. Je monte la puissance, j’affine les réglages et je lance appel : «  245 CDR 22, Niamey, le Niger à l’écoute… » et on me répond sur le champ. A cet instant, c’est un grand moment de bonheur : huit heures d’avion, le changement de climat, d’environnement, le dépaysement, bref d’un seul coup on est ailleurs ; même si on aime voyager, on a la sensation d’avoir rompu les amarres avec ce qui était notre vie hier encore. Cette petite voix qui sort du haut parleur : c’est Gérard CDR 08, c’est jacques le président du club Côtes Du Rhône et tout d’un coup on est de nouveau rattaché à notre vie d’avant. On n’est plus le petit grain de sable isolé dans un ailleurs encore inconnu. La vie de là-bas et celle d’ici se rejoignent. Ici n’est plus un néant mais la continuation, certes bourrée d’inconnu, mais maintenant reliée au quotidien d’hier. Amis qui êtes en France et avez l’habitude de faire du DX, vous ne mesurez probablement pas à quel point vos QSO ont de l’importance pour ceux qui sont expatriés.

       

    Jacques et Gérard assurent une véritable veille radio. Contacts avec tous les amis CDR, Daniel qui est en route vers la Normandie, Serge qui descend vers Toulouse pour lesquels je fais le relais avec l’association à Condrieu (69) et tous les autres que j’entendrai au fil des jours. Ces contacts, ce sont aussi des retrouvailles : Mario du Lot qui assurait il y a cinq ans le relai avec celui qui m’avais précédé à BOUAR en république Centrafricaine où je résidais pour deux ans ; c’est aussi Jean-Marie des Vosges avec qui j’avais aidé Noël, dit « Pépite » du Rwanda : il était calfeutré chez lui pendant que les gens s’entretuaient dehors, il voulait qu’on avertisse sa famille en France pour l’accueillir à l’arrivée de son évacuation avec Caline sa compagne rwandaise et Charlotte leur petite fille prématurée qui ne pesait guère que deux kilos. Pendant plusieurs semaines, en fonction de mes disponibilités et du petit décalage horaire d’une heure, ce sont d’innombrables contacts qui seront établis. Je suis la seule station qui émet au Niger, je suis assailli. Beaucoup de contacts, mais une grande absence : Pascale ma moitié CDR 11. Pourtant je lui ai fait installer mon second TX, le Yaesu 747, avec toute une notice car malgré son indicatif, elle a plutôt peur de tourner les boutons. Et puis un jour c’est Jacques qui demande le silence et m’annonce que ma petite femme est derrière. Ah, enfin, quel bonheur ! Mais aussi quelle frustration de ne pouvoir tenir que des propos banals quand on sait qu’il y a des milliers d’oreilles à l’écoute.

    

    Ces contacts sont parfois moins joyeux quand on apprend la maladie d’un ami ou la disparition de Danielle : 213 GG, de Berberati en Centrafrique, pour laquelle le groupe CDR avait confectionné des antennes bazooka, et qu’on n’entendait plus depuis un certain temps, démunie du TX.

    

    Puis est venu l’instant central de ma mission : partir dans le désert de l’Azawak, du Ténéré et de l’Aïr à la rencontre des Touaregs. Un tel déplacement se prépare, les Nigériens mettent à ma disposition un gros 4X4 Toyota, pas très jeune. Il a besoin de réparations : la veille de mon départ il est encore sur cales avec la direction cassée. Oumarou, mon conducteur-mécanicien s’active, couché sous le véhicule. Je râle, sachant bien que je n’y changerai rien, mais pour donner un peu d’élan. Adamou, l’opérateur installe la radio qui ne marche pas très bien elle non plus : « Il faut l’emmener régler à l’académie ». Toute la journée je passe régulièrement au garage… « Ca sera prêt… ». Je fais installer le câble d’alimentation pour mon poste personnel, monte l’antenne magnétique et aussitôt j’essaie. J’établis aussitôt une liaison : cette station au moins, fonctionnera.

   

    Le lendemain à 6 heures du matin je suis devant ma concession avec mes bagages, ma station, mes provisions de vivres et d’eau et j’attends… Rien. On ne démarrera que bien plus tard dans la matinée, j’avais oublié qu’en Afrique le temps est élastique. Et tous trois on prend la route du Nord, il faut se méfier des nids de poule et des animaux sur la chaussée : chèvres, dromadaires, ânes, etc. Je limite volontairement la vitesse à 100 Km/h. Le Toyota, à peu près réparé, peut rouler vite : six cylindres essence, ça pousse, mais ça boit. 25 litres aux 100 km ! Avec un réservoir de 90 litres on dépasse à peine 300 km d’autonomie. Et la radio dans tout çà ? eh bien je me suis installé à l’arrière, avec mon TX posé sur un carton d’eau entre les deux sièges avant. Je suis comme dans un salon et je trafique. En permanence sur le 11 m, je fais des vacations amateur sur le 15 et le 20 m. Michel de BOULAY (57), Raymond (Ardèche) me suivent aussi. Je fais d’excellents QSO avec Freddy du Cameroun sur les bandes amateurs, mais je ne le reçois pas (trop proche) sur le 11 m. Jacques et Gérard du club CDR assurent une véritable veille du 27.430 . Mon déplacement est aussi surveillé qu’un voyage présidentiel ! Adamou, opérateur radio de profession découvre la radio de loisir. Lui qui ne communique qu’à l’intérieur de son pays sur des bandes basses découvre le trafic intercontinental et s’émerveille de m’entendre parler, tout en roulant avec autant de pays autour du monde. Lorsque je suis arrêté, en visite chez des autorités ou des campements Touaregs, je lui règle mon TX sur les 11 m et je lui laisse le micro. Il est émerveillé. Maladroit au départ, il acquiert l’expérience. Il devient vite « accro » et dès que je quitte la voiture il me demande si tout est bien réglé et s’il peut trafiquer. Son TX de service ne l’intéresse plus du tout, c’est banal. Par contre la station amateur c’est magique ! Outre les innombrables QSO, ce périple est aussi marqué par une panne en plein désert. Il est 14 heures, dans la voiture il fait à peu près 50°C. Le moteur cliquette depuis un certain temps mais on continue de rouler, plus que 60 km pour atteindre une portion goudronnée… Puis Oumarou est formel : « Le moteur est gâté ! » et c’est l’arrêt. Je descends, le sable est brûlant à travers mes chaussures, quelle est la température ? De toute façon, bien plus que dans la voiture ! Je fais le tour du véhicule, le regard fixe devant moi, balaye le paysage au fur et à mesure de ma circonvolution : rien. Il n’y a rien aussi loin que porte la vue : quelques buissons d’épineux çà et là. Notre piste n’est que faiblement marquée par deux traces de pneus. Je demande « qu’est-ce que vous faites dans ces cas là ? » On me répond « Rien, il faut attendre que passe un autre 4x4 ». J’apprends qu’il nous faudra nous en sortir par nos propres moyens car il est impossible, compte tenu de la résistance au roulement dans le sable, à un 4x4 d’en remorquer un autre ; il faut un camion pour pouvoir tirer une voiture, et bien sûr il n’y en a pas. Mes accompagnateurs me disent qu’il y a un marché le lendemain dans un village qu’on a traversé, donc dans la journée on devrait voir passer deux ou trois Toyota des commerçants. Oumarou n’a pas attendu : il a déjà démonté le couvre culbuteurs et m’annonce qu’il n’y a aucune soupape de cassée, comme il pensait. C’est donc plus grave, il faut démonter le bas moteur. Tout çà dans le sable au milieu de rien du tout. Le temps passe et on entend un bruit de moteur qui domine bientôt le sifflement du vent. Arrive un pick-up du PAM (programme Alimentaire Mondial) de l’ONU qui vient d’inspecter (il fait çà une fois par an) un dépôt de nourriture stockée en cas de famine. Je monte à son bord et arrivé à la ville j’envoie un mécanicien pour aider Oumarou et Adamou restés près du véhicule. Ils ont démonté le bas moteur, se sont aperçus que c’était la jupe d’un piston qui était cassée, ont démonté le palier du pied de bielle et ôté bielle et piston. Ils sont rentrés sur cinq cylindres au petit jour. Bravo ! Chez un mécanicien qui travaille au bord de la route, dans le sable et la poussière soulevée par le vent, le moteur va être démonté puis réparé avec des pièces détachées de contrefaçon fabriquées au Nigeria voisin. Réparation qui tiendra ce qu’elle tiendra, mais deux jours plus tard on reprend la route. Chapeau ! Pendant ce temps j’avais transféré ma station sur une berline qu’avait mis à ma disposition une autorité locale et aussi bien 245 CDR 22 que 245 MA continuaient d’établir QSO sur QSO, avec pour moi un point d’orgue le 13 juillet quand, au cours d’une liaison avec Pascale près de Saint Etienne, j’entend une petite voix enfantine : Evie ! Que je suis un grand-père heureux de pouvoir lui souhaiter dans des conditions aussi extrêmes son anniversaire. Elle a cinq ans et c’est déjà la seconde fois que je l’ai, de loin, à la radio. La première fois, en 1998, elle n’avait que trois ans et j’étais à Layoune au Sahara Occidental. Les amis Marocains écoutaient avec tendresse les paroles hésitantes qui sortaient de petit haut parleur : une batterie, un TX, un bout de fil et les ondes véhiculent pardessus désert et océan le message le plus important qui soit, celui de l’amour !

    

    Adamou, lui, voyait avec désespoir se terminer notre périple. Pour lui c’était la fin du rêve de l’amitié des ondes. Il redoublait d’activité et à tout instants prenait le micro : « Monsieur Gérard, vous êtes là ? » et c’était reparti. Gérard, celui de Condrieu ou celui de Dijon, bons enfants laissaient aussitôt la fréquence et Adamou parlait avec tous ces nouveaux amis inconnus pour lui. Il décrivait son pays, sa famille, son travail…

   

    De retour à Niamey j’ai relancé un projet que j’avais amorcé avant de partir dans le désert : créer un radio club national nigérien avec le chef de la Division des Radiocommunication de la Direction de la Réglementation Générale du Ministère des Postes et Télécommunications. Je l’avais poussé très fort : nous avions trouvé l’intitulé du club ARANI (Association des Radio Amateurs du Niger), un local, il restait à trouver un poste. Un jour M ABBEY me fait porter un message, me demandant de « prendre urgemment contact avec lui ». J’arrive au milieu de la prière : tous les fonctionnaires sont dans la cour, prosternés dans la direction de La Mecque. Je suis impatient car je pense qu’il a du nouveau pour le radio club. De fait, il me dit qu’il a trouvé une station. Nous nous rendons au CNIPT (Centre National d’Instruction des Postes et Télécommunications) qui forme entre autre les caméremen de la télévision Nigérienne, où le directeur sort d’un placard de vieilleries, recouverte de poussière, une station complète: alimentation, TX, boite d’accord automatique et doublet type folded dipôle large bande. On installe rapidement le tout, l’antenne est vaguement tendue à deux mètres au dessus du sol et comme c’est l’heure de la vacation avec mes amis radio amateurs je me mets sur le 20 mètres. Contact établi d’emblée. On va sur le 15 mètres, c’est encore mieux. Mais je suis pressé, j’ai un rendez vous de travail, je m’assure toutefois que le TX est bien débridé et qu’il émet sur le 11 m ; pas de problème, TOS de 1/1 ! Tous les jours qui ont suivi j’ai essayé de finaliser l’installation de cette station. Impossible. Il semblerait que le CNIPT la considère comme son trésor de guerre. Je n’arriverai pas, dans le temps qui m’est maintenant compté de mon séjour au Niger, de débloquer la situation.

    

     Avant de partir je fais un petit pot pour remercier tous ceux qui m’ont permis de mener à bien ma mission. Je tente désespérément de faire avancer ce projet, en vain. Pendant ce temps j’ai installé Adamou devant ma station et fébrilement il fait ses derniers contacts. Il « pompe » sur le micro comme le condamné tire sur sa cigarette. Son rêve, qui a dépassé  ce qu’il n’aurait même pas oser rêver avant qu’il ne vive cette expérience, son incroyable rêve, est en train de s’évaporer, il lui file entre les doigts. Il fait nuit noire et il me dit un dernier au revoir, il me confie comment ses amis de travail l’ont surnommé en langue locale : « Le petit du blanc ». Surnom dont il est très fier puisqu’il avait ainsi pu « faire entendre sa voix là où il n’avait jamais mis ses pieds ». Bien au-delà de notre approche ludique de la radio, pour lui ces QSO étaient matérialisaient son existence au yeux du monde immense et inconnu qu’il avait seulement entrevu sur une carte au mur de l’école. Il se sentait, en ces instants, citoyen du monde, investi d’un haute mission de représentation de son pays dont il venait d’apprendre que pour nous il s’appelait 245. Comme un simple chiffre peut tout d’un coup devenir symbole !

   

    Depuis, 245 MA est condamné au silence. Après avoir été le roi des ondes du Niger, il est redevenu africain de base avec pour premier souci de ramener à sa famille de quoi manger. Et ce sera dur de manger dans l’année qui vient. En juillet la pluie était bien venue. Vite, le mil avait été planté et on voyait autour des villages des champs de terre rouge émaillée de petites touffes vertes. Les pluies s’en sont allées prématurément. Les seul à s’être enrichis sont les marabouts dont les prières n’ont pas fait revenir l’eau du ciel. Les touffes on jauni puis se sont fanées sur place. Dans un de ses derniers courriers Adamou me confie son inquiétude : il va y avoir la disette et peut être même la famine au Niger. Lui, petit fonctionnaire, avec ses 600 FF par mois ne devrait pas pouvoir assumer la charge de l’alimentation familiale. Il me dit qu’il a obtenu un congé et qu’il part à la campagne pour essayer de faire des achats de prévision avant que les prix ne s’envolent. Il est réaliste, mais je sens qu’il voudrait bien pouvoir encore s’évader par le rêve avec ses amis, disparus, des ondes. Ils hantent son esprit et je crois qu’il se demande s’il a autant d’importance à leurs yeux qu’eux en ont pour lui. Est-ce qu’il existe toujours pour ce monde des ondes qui lui est maintenant inaccessible ?

    

    Adamou m’écrit régulièrement, il est débordé par les cartes QSL qu’il reçoit « je vous assure que je continue toujours à recevoir des courriers, seulement j’ai un problème financier pour payer les cartes postales, côté timbres, ça va avec ceux que vous m’avez payés avant de partir »  Dans une lettre suivante : « L’installation (de la station du CNIPT) est restée vaine, jusqu’à présent rien du tout. Sans vous, je pense que cette installation ne se fera jamais. J’attends votre arrivée un prochain voyage pour voir réaliser çà.. Je vous assure que je continue à recevoir des courriers malgré qu’ils n’entendent plus ma voix…Ils demandent tous des cartes postales de mon pays et vous connaissez bien ma situation (financière)… J’ai reçu un deuxième courrier de l’autre Monsieur Gérard : La Moutarde qui me dit qu’il vous a écrit pour trouver une solution ». Dans une troisième lettre : « Ce que vous avez fait dans la vie, jusqu’à présent personne l’a fait. Mon nom est parti là où je ne pensais jamais… Dans trois mois c’est la famine, je vais voir la famille dans la campagne … quand est ce que vous allez venir à Niamey pour quelques jours ? »

    

    Les deux Gérard n’ont pas oublié Adamou : celui du pays de la moutarde s’est proposé de participer financièrement à l’acquisition d’un TX , celui de Condrieu, a mobilisé le club CDR pour cette participation et s’est mis à la recherche du matériel. Il l’a trouvé, un Président Lincoln, pour un prix intéressant de 800 F, il est en train de monter sa puissance. Jacques, président des CDR confectionne une antenne bazooka pour le 11 mètres. Quand à moi, je cherche la filière sûre qui permettra de faire parvenir le colis, sans détournement, jusqu’au destinataire final. Il restera à Adamou à se procurer une batterie et un chargeur sur place… Sans moyens financiers propres…

    

    Pour l’instant 245 MA opérateur Adamou ne répond toujours pas, mais des amis s’activent pour lui rendre la parole afin qu’il puisse encore exister sur l’air et recevoir de nombreux courriers de ses amis des ondes.

 

Si tous les gars du monde…..!

 Guy BADEL

CDR 22